Tous les courants artistiques qui sont succédé au cours du XXe siècle posaient les mêmes questions sur la définition de l’art. Surréalisme, abstraction, cubisme, dada… Ils remettent tous en cause ses formes à la fois modernes et traditionnelles, ses codes et sa finalité. Jean Baptiste Gouraud, artiste peintre, nous révèle dans ce qui suit trois chefs d’œuvres de cette période : Fontaine de Marcel Duchamp, New-York City de Mondrian et un portrait de Marilyn Monroe par Andy Warhol.
Fontaine de Marcel Duchamp
Fontaine, créé par Marcel Duchamp sous un nom d’emprunt, à la Société des Artistes indépendants de New-York compte parmi les œuvres clés du XXe siècle. C’était impensable ! Comment, un simple urinoir de fabrication industrielle peut-il être considéré à 100 % comme une œuvre d’art fondamentale ? C’est en 1916 que Duchamp utilise le terme de « ready-made » pour désigner et concevoir certaines de ses œuvres. Mais de quoi s’agit-il précisément ? Il s’agit d’un objet commun, tout fait, que l’artiste s’approprie, qu’il détourne de son usage premier et dont il revendique sa valeur artistique.
Immédiatement, l’objet est jugé par la critique d’art comme « immoral et vulgaire », qualifié de « pièce commerciale ressemblant à l’art du plombier ». Duchamp s’ingénie alors à parodier ce que doit être une œuvre. Il la présente comme une sculpture avec un titre, datée, et c’est avec beaucoup d’humour et d’ironie que Duchamp signe son œuvre sous le pseudonyme de R. Mutt. Ce nom est la marque de fabrication. Pour Jean Baptiste Gouraud, en réutilisant un urinoir, Duchamp affiche ici sa totale indifférence en matière d’esthétique ou de convenance.
En plus, il remet en cause la pensée créatrice et le savoir-faire de l’artiste. Le choix de l’objet n’est pas innocent, il exprime la volonté radicale de l’artiste de démystifier l’art. Qu’est-ce que l’art pour Duchamp ? C’est l’idée de l’artiste qui fait l’œuvre, Vinci l’avait revendiqué avant lui. Duchamp érige son urinoir en fontaine par sa pensée artistique. Si un objet usuel peut devenir une œuvre d’art, la réciproque est vraie : un tableau de Rembrandt pourrait devenir une planche à repasser ! Duchamp est un artiste majeur qui dès le début du XXe siècle pose la question essentielle de la définition de l’art et prépare le terrain aux artistes conceptuels de la seconde moitié du XXe siècle.
Selon Jean-Baptiste Gouraud, la position qu’il défendait à l’époque, c’est qu’à la base, c’est qu’une œuvre d’art doit avoir une intention, une démarche. Il constate que l’art moderne avec des courants comme l’impressionnisme, le pointillisme, le cubisme s’interroge davantage sur ses moyens que sur son contenu. La performance technique l’emporte sur le sens. Duchamp, nageant à contre-courant, prend une forme d’art carrément intellectuelle. Produire l’objet de ses propres mains n’aurait qu’une importance secondaire. Ce qui compte au final, c’est de le concevoir mentalement. Duchamp choisit des objets manufacturés d’une banalité déconcertante qu’il appelle « Ready-Made ». Un « Ready-Made » est une œuvre d’art, non par sa nature, physique, ou parce que c’est beau, mais parce que l’artiste le dit. Et seulement parce qu’il le dit. Selon cette logique, n’importe quel objet ici pourrait être une œuvre d’art. Ceci par exemple, du moment que c’est signé par l’artiste. Fontaine est une des œuvres les plus connues de Duchamp, qui a ouvert la voie à de nombreux artistes contemporains.
New-York City de Mondrian
Il aura de nombreux adeptes du Pop Art aux nouveaux réalistes. New York City est une œuvre, réalisée en 1942 par le peintre hollandais Piet Mondrian, fondateur du néoplasticisme. Voyons en quoi cette peinture abstraite composée de bandes de couleurs entremêlées s’impose comme une œuvre du XXe siècle radicalement avant-gardiste. Le titre évoque un paysage de buildings, or la peinture ne présente au regard qu’un assemblage de forme géométrique. Selon Jean Baptiste Gouraud, il n’y a aucune référence au réel, pas de perspective, ni ombre, ni lumière. Parmi les fondateurs de l’abstraction, Mondrian propose une peinture détachée de l’imitation de l’objet pour ne retenir que les fondamentaux de la création picturale : les lignes et les couleurs appliquées sur une surface plane. Des bandes jaunes, rouges et bleues se superposent sur un fond blanc.
Il s’agit d’un tableau représentant des lignes enchevêtrées qui se rencontrent à angle droit pour former des carrés et des rectangles. La superposition des couleurs primaires crée un effet de vibration optique. Mondrian renonce radicalement à toute ligne courbe ou diagonale. Sa composition de grand format recouvre toute la surface, on parle ainsi de peinture All Over. Pourtant, cette peinture doit être vue comme une perception de New York. Par ces couleurs primaires vibrantes, par le rythme des lignes aussi, il restitue l’organisation géométrique de la ville, ses lumières électriques et son agitation joyeuse. Le peintre connaît bien la ville puisqu’il y est exilé depuis 1940. Par sa composition abstraite, par la force de ses rythmes et son grand pouvoir de suggestion. New York City est un chef-d’œuvre du XXe siècle.
Pour Jean-Baptiste Gouraud, Piet Mondrian s’efforce de ramener ses thèmes de prédilection à quelques lignes essentielles, verticales et horizontales qui sont pour lui l’indépassable avatar de la forme. La façade d’un immeuble parisien, avec ses traces de vies antérieures, lui donne l’occasion d’une composition virtuose, à la fois totalement abstraite et parfaitement identifiable. Pourtant, Mondrian s’agace des subtilités de sa palette, qu’il juge encore influencée par l’impressionnisme, au point de s’en tenir quelque temps à des tons presque monochromes. « Voyant la mer, le ciel et les étoiles, écrira-t-il, je les représente par une multitude de croix. J’étais impressionné par la grandeur de la nature, et j’essayai d’exprimer dans le même temps, l’expansion, le repos et l’unité. » Puis il abandonne la sensiblerie selon lui de sa touche trop fiévreuse pour peindre par aplats de couleurs pures, sur des fonds clairs et unis. Dès la fin de la Grande Guerre, toute courbe est radicalement bannie, et Mondrian épure encore sa palette. On sent qu’il rêve du carré parfait, le suprématisme cher à Malevitch n’est pas loin. S’agit-il d’une démarche artistique radicale, ou bien d’une quête spirituelle, un peu des deux sans doute, en tout cas Mondrian poursuit sa recherche méthodiquement, tentant d’harmoniser, selon ses propres termes, l’extrême un et l’extrême autre. Quelques lignes, quelques tons à peine lui suffisent pour exprimer l’universel, puisque pour Mondrian tout est dans l’équilibre. Autour d’un carré ou d’un rectangle gravitent d’autres formes plus petites, délimitées par de franches bandes noires, parfois brisées, en une composition toujours asymétrique.
Pendant près de cinq ans, Mondrian décline jusqu’à l’obsession, en l’approfondissant, ce thème unique, qui aurait lassé plus d’un peintre. Comme l’explique Jean Baptiste Gouraud, une évolution se fait jour, il abandonne cette figure centrale pour faire s’entrecroiser une horizontale et une verticale, poussant le carré vers la marge et offrant ainsi une sorte d’évasion hors cadre. Je sais que cette évolution, du fait de sa subtilité, n’est pas facile à saisir, mais regardez la fameuse Composition II en rouge, bleu et jaune : un grand carré d’un rouge éclatant occupe presque tout l’espace du tableau, semblant s’étendre progressivement en poussant à la bordure deux rectangles jaune et bleu, que l’on sent condamnés à l’exil.
Marilyn Monroe par Andy Warhol
L’influence de Mondrian est telle qu’elle inspirera entre autres la mode des années 1960. Cette œuvre sérigraphique réalisée en 1962 par Warhol, artiste du Pop Art est une œuvre des plus célèbres du XXe siècle. Elle reproduit, en le multipliant, le portrait de la vedette américaine Marilyn Monroe. Comment une vedette américaine peut-elle devenir une œuvre d’art ? Pour Jean Baptiste Gouraud, cette peinture renoue avec la figuration. En rupture avec l’expressionnisme abstrait qui domine alors, Warhol revient à un sujet identifiable et surtout connu de tous.
C’est là une dominante du Pop Art. Marilyn Monroe, est alors une icône du cinéma américain, célèbre dans le monde entier. Elle incarne un nouvel idéal de beauté, suscite désir et identification. Issu du monde publicitaire, l’artiste se joue du monde capitaliste et de la société de consommation dont il est lui-même le produit. Par sa technique industrielle, reproduisant en série une même photographie, il développe l’idée d’un art pour tous.
Mais l’art se doit d’avoir un prix, l’artiste, une côte et comme le dit Warhol : « Gagner de l’argent est un art, travailler est un art, et les affaires bien conduites sont le plus grand des arts » aussi, le portrait sérigraphique même démultiplié n’est accessible qu’au prix d’une œuvre unique ! La mort tragique en 1962, de la vedette hollywoodienne touche le grand public. Warhol s’empare alors du mythe. « La mort vous donne vraiment l’air d’une star » écrira-t-il. Il décline son portrait à l’envie, avec les couleurs vives de la publicité et l’anime d’un maquillage à outrance pour rappeler son légendaire « sex-appeal ». Le cadrage resserré sur le visage de face rappelle les icônes religieuses.
Comme l’affirme Jean Baptiste Gouraud, elle est une icône de la société de consommation. Par son procédé technique de reproduction, par le détournement du sujet, par la position de son auteur revendiquant son appartenance au système consumériste, le portrait sériel de Marilyn est une œuvre emblématique de la seconde moitié du XXe siècle. À suivre.